Référence : Alice Kaplan, En quête de "L’Étranger", [Looking for The Stranger], traduction Patrick Hersant, Hors série Connaissance, éditions Gallimard, 336 pages, septembre 2016

 

L’Étranger, œuvre maîtresse d’Albert Camus, certes, mais comment est-elle née, dans quelles conditions a-t-elle été écrite ? Autant  de questions auxquelles s’efforce de répondre Alice Kaplan., écrivaine et universitaire américaine qui a enseigné le Français, la littérature et l’histoire. 
Jusqu’à l’écriture de L’Étranger, Albert Camus avait hésité entre essai philosophique et fiction romanesque dont on connaît bien la démarche par la présentation qu’en a faite Jacqueline Lévi-Valensi. [1]

Alice Kaplan  précise ainsi sa manière de faire : « Ma méthode consiste à accompagner Camus, mois après mois, comme si je regardais par-dessus son épaule, pour raconter l'histoire du roman de son point de vue. Ce faisant, je me rapproche autant que possible de son état d'esprit au moment où il crée "L'Étranger", l'adresse à un éditeur et le publie dans une France en guerre. » [2]
 
C’est ainsi qu’on suit le parcours de cette œuvre de 1939 à 1946 jusqu’à sa publication.

Alice Kaplan observe donc d’abord l’écrivain au travail, les mots qui s’étalent sur la page, accompagnant Camus mois après mois, comme si elle avait assisté à son écriture. Aucune interprétation ici, juste la naissance et l’élaboration du roman.

         

L’histoire de ce monsieur Meursault, cet homme dont le nom fait penser à un saut dans la mort, n’est banale qu’en apparence, marquée par la vie lancinante et sans surprise d’un homme impénétrable que rien ne semble pouvoir émouvoir, aussi déconcertante aujourd’hui qu’elle l’était en 1942 quand Camus l’a mis en forme, avec ses points d’orgue comme autant de repères : la vue depuis un balcon par un lourd dimanche, une autre vue sur la mer à travers les barreaux d’une prison et cet éblouissement impromptu, impensable, frappant la lame d’un couteau tandis que plusieurs coups de feu mortels sont tirés.
Et cet incipit si souvent cité aussi : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

C’est en fait dans l’un de ses Carnets, dans l’année 1938, qu’Alice Kaplan a repéré la première trace du début du roman : « Aujourd’hui, maman est morte. » On peut considérer qu’il s’agit de ce que Stendhal appelait un "piloti", servant à "ancrer" le roman dans le réel, que ce soit un décor, un paysage, une lumière… l’Algérie où les problèmes entre les locaux et les européens ne manquaient pas.

    

Albert Camus est alors un jeune homme qui a moins de trente ans et écrit dans un petit hôtel de Montmartre un récit qui va compter dans la littérature de son temps et compte encore aujourd’hui. Alice Kaplan reprend la chronologie de cette réussite extraordinaire d’un jeune homme déjà gravement malade, en un temps où la France est occupée. Ce récit, il y a largement pensé, il le porte en lui, disant « j’ai bien vu à la façon dont je l’écrivais qu’il était tout tracé en moi. »
Très tôt, il pense à cet homme dont il esquisse le portrait dans une première approche avec le manuscrit de La Mort heureuse, dont il reprit quelques éléments dans L'Etranger.

             

On découvre le lent travail de gestion et de conception d’Albert Camus, des étapes de son écriture dans ses Carnets [3], en particulier le Cahier n°4 (janvier 1942 à septembre 1945) des Carnets II où il écrit en préambule « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort, » sans aucun doute par référence à cette tuberculose qui le tourmente alors particulièrement, ainsi que dans sa Correspondance, les détails de son élaboration progressive.

Au début de la guerre, Camus sort d’une période où il a connu beaucoup de difficultés sur le plan personnel : son mariage raté avec Simone Hié rencontrée en 1933 et dont il se sépare trois ans plus tard, son engagement et sa passion du théâtre qui l’absorbe alors, l’exigeante amitié du professeur Jean Grenier. Journaliste à Alger Républicain, Camus assiste à des procès, s’intéresse au fonctionnement du système judiciaire, aux conflits judiciaires entre Arabes et Européens.

"Coincé" à Paris au début de la guerre, Albert Camus met en forme L'Etranger très rapidement (en deux mois). Le livre qui passe sans problème la censure de la " Propaganda­staffel", bénéficiera pour aider à sa publication en 1942, du soutien de son "alter ego" d’Alger Républicain Pascal Pia, d’André Malraux, de Jean Paulhan et de Roger Martin du Gard, l’aîné qui lui prodiguera ses conseils pour la réception du prix Nobel en 1957.

  

Notes et références
[1] Voir l’ouvrage de Jacqueline Lévi-Valensi, Albert Camus ou la naissance d’un romancier, 1930-1942, éditions Gallimard, paru en 2006
[2] L’auteur pense aussi, ce qu’elle révèle dans l’épilogue, avoir retrouvé l’identité de celui qui s’appelle "l’Arabe" dans le roman, "l’anonyme" tué par Meursault.
[3] « On ne pense que par image, écrit-il dans ses carnets en 1936. Si tu veux être philosophe, écris des romans. »

Repères bibliographiques
* Intelligence avec l'ennemi, (Le procès de Robert Brasillach), édition Gallimard, 2001
* L'Interprète : dans les traces d'une cour martiale américaine, Bretagne 1944, traduction de The Interpreter par Patrick Hersant, Gallimard, 2007
* Trois Américaines à Paris : Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis, Gallimard, 2012
* Deux citations de Camus, Revue des deux mondes --
Voir aussi mes fiches Camus 2015-16 : 
* L’État de siège, Camus-Rondelez -- En quête de "l'Étranger", Camus-Kaplan --
* Albert Camus-André Malraux, Correspondance --

* Camus-Abd-al-Malik : L'art et la révolte --
* À la recherche de l'unité -- L'éternité à Lourmarin, Camus-Char --
* La permanence camusienne --

Christian Broussas – Camus L'étranger - 21/11/2016 • © cjb © • >